L’ART AUX COTES DES ENFANTS REFUGIES
En Suisse, de jeunes réfugiés et migrants « Mineurs Non Accompagnés » transposent leurs voyages introspectifs à travers des autoportraits créatifs
© Audrey Cavelius / Association NoNameCompany
Imaginez comment vous représenteriez votre transformation intérieure en six photographies : un voyage dans vos rêves, vos peurs, ou ce que vous considérez comme étranger à vous-même. Imaginez maintenant à quoi cela pourrait ressembler s’il s’agissait d’un ou d’une jeune réfugié/e ou migrant/e qui a voyagé vers l'Europe, traversant les mers et les déserts dans des conditions que personne ne devrait jamais expérimenter, et encore moins un Mineur Non Accompagné.
Tigist a 33 ans. Elle est arrivée en Suisse alors qu'elle était mineure. Elle commence sa série photographique dans son Éthiopie natale, confortablement installée sur une chaise, souriant à la caméra et entourée de quatre personnes représentant sa mère, son père et ses deux sœurs. Sur chacune des photos qui suit, une personne disparaît. Au fur et à mesure que son sourire s'efface, on la voit s'accrocher à la main de son père, avant que celui-ci ne disparaisse à son tour. Le décor change progressivement révélant un chemin bordé de peupliers avec une villa au loin. Sur la dernière photo, Tigist est assise au sol, de dos, face au chemin qui se déploie devant elle. Celui-ci est beau, plein d’espoir, mais c’est seule qu’elle devra le parcourir.
Cette série très poignante fait partie du projet intitulé « » qui a été réalisé par l’artiste transdisciplinaire / basée à Lausanne, en Suisse. L'objectif était de proposer une plate-forme créative dans laquelle de jeunes participants pouvaient laisser émerger leurs histoires personnelles, tout en baignant dans un environnement propice à l'introspection et à la transformation. Le projet a reçu le soutien de l’UNHCR dans le cadre de « L’art aux côtés des réfugiés » (« ». Annoncé le 20 juin 2020 pour commémorer la Journée mondiale des réfugiés, une partie de ce travail photographique est actuellement visible .
Travailler avec ces jeunes réfugiés et migrants a permis à Audrey Cavelius de comprendre les différents parcours, histoires et destins de celles et ceux qui sont pris en charge par le système d’immigration en Suisse. Qu’ils soient jeunes adultes ou Mineurs Non Accompagnés, les chanceux se voient octroyer le statut de réfugié, tandis que d’autres, aux profils similaires, voient leur cas rejeté ou reçoivent une décision de non entrée en matière. Ces derniers se retrouvent dans une situation particulièrement pénible, car ils ne peuvent bénéficier ni de protection, ni des avantages liés au statut de réfugié. C'est le cas de Tigist, qui ne peut pas quitter la Suisse et qui ne peut pas non plus s’y intégrer pleinement. Pour le moment, le mieux qu'elle puisse faire est de garder la tête hors de l’eau en faisant des petits boulots, en participant à des workshops artistiques et en vendant des plats éthiopiens qu’elle prépare elle-même.
La série photographique de Tigist illustre particulièrement bien ce que peut être une rencontre avec son moi intérieur. On le sait, l’introspection et le questionnement sincères ne sont pas des entreprises faciles, en particulier lorsqu’on doit faire face à des expériences et des images douloureuses. C'est une porte à ouvrir avec prudence, mais qui peut déboucher sur de grands changements. En effet, il existe une relation subtile, mais puissante, entre les images et la réalité et entre les symboles et la vérité. Se faire « autre » à l’aide d’un costume, d’un maquillage et d’un décor peut être un réel vecteur de transformation. Faire face à ses peurs peut être « une forme d'exorcisme », visiter ce qui nous est étranger peut nous aider à acquérir une nouvelle vision des choses et incarner nos rêves peut nous permettre de nous affirmer.
Le travail créatif de « Autres » commence par d’intenses discussions de groupe. Les participants sont invités à réfléchir sur eux-mêmes en répondant à trois questions centrales : qui/quoi rêveriez-vous d’être ? Qui/quoi détesteriez-vous être ? Quelle personne, peuple ou chose vous semble le plus étranger à vous-mêmes ? Ils découvrent ensuite le monde du studio avec ses costumes, ses accessoires et ses décors. Puis, Audrey les accompagne individuellement dans la création du déroulé de leurs six photographies. Conseils et propositions sont de mises afin de mettre en scène, image après image, leurs idées de manière personnalisée ; la dernière photo de chaque série représentant souvent une sorte de résolution.
La réalisation des photographies était un travail collectif dans lequel chaque participant tenait deux rôles successifs : celui d’auteur de ses photos et celui d’assistant sur les photos des autres. Chacun d’entre eux commençait sa série dans ses vêtements quotidiens et devant le décor de la série précédente. Cette mise en scène symbolisait d’une certaine manière leur arrivée en Suisse - chacun se retrouvait plongé dans un monde nouveau, inconnu, avec souvent leurs seuls vêtements sur le dos.
Samira a 23 ans. Elle est originaire de Syrie, un pays déchiré par la guerre. Sa plus grande peur est de vieillir, car pourquoi envisager l’avenir alors que chaque nouvelle journée apporte un lot de douleur supplémentaire ? Faisant preuve de volonté et de maturité, elle décide d'affronter sa peur en réalisant une série positive sur sa propre vieillesse. Sa dernière photo la montre souriante, vêtue d'une tenue chic, un verre dans une main, une canne dans l’autre, assise devant un décor élégant et coloré. En passant de l’obscurité à la lumière, elle a exorcisé sa peur.
Particulièrement fort, ce travail reflète souvent la nature paradoxale du « moi ». Eliseu a 22 ans. Il est originaire d’Angola. Sur son dernier cliché, il sourit à la caméra alors qu'il mange du raisin, un plateau de fruits à la main. Il est vêtu d'une veste en peau de tigre dorée et de collants rouges, de peinture blanche sur le visage et d'une perruque à la mode victorienne. Il voulait explorer cet étrange désir d'enfant de ressembler à l’archétype du beau blanc, riche et opulent qui dominait la télévision angolaise de cette époque. Mais il voulait aussi s’interroger sur les options qu'il entrevoyait pour son avenir, à savoir « noir ou blanc » ? Car en fonction des opportunités que lui offrira la Suisse, il sera soit un honnête citoyen, soit un hors-la-loi forcé de faire tout ce qu'il faudra pour survivre.
Qu'il s'agisse de faire face à ses peurs, d'explorer l'Autre dans sa différence, ou d'affirmer ses rêves, l’émancipation est au cœur de la démarche. On peut l’observer à trois niveaux : à travers le parcours de chaque participant, au sein de l'équipe multiculturelle qui a travaillé sur le projet et enfin, auprès du public qui découvre les photographies.
Une fois sa série achevée, Samira, qui est une jeune femme introvertie, a réalisé à quel point elle s’était sentie à l'aise dans le groupe. En effet, chacun avait pu partager librement son monde intérieur sans jugement de la part des autres : « J’avais l’impression qu’on se connaissait depuis longtemps ». Mais surtout, cette expérience lui a permis de transcender sa peur du futur et ainsi d’accepter de vieillir : « Avant, je détestais fêter mon anniversaire, maintenant je n’ai plus peur de vieillir ». Le projet a également redonné à certains participant.es de l’espoir en l’avenir, car contrairement à la nature fantastique de certaines photographies, leurs désirs étaient souvent très simples : vivre « une vie normale » et être « comme tout le monde ».
La connexion - avec soi-même et avec les autres - a également joué un rôle central dans le processus créatif. Dans un premier temps, les participants étaient invités à se connecter à leur moi intérieur, donnant naissance à des tableaux très forts, souvent insoupçonnés, et dans un deuxième temps, les spectateurs recevaient ces intériorités comme une invitation à mieux comprendre autrui. Dans un monde où les individus sont jugés sur leur aspect extérieur - en particulier les réfugiés, les migrants et les minorités - un projet tel que « Autres » nous invite à découvrir de quoi est réellement fait autrui. Cette collaboration artistique a aussi permis aux différents jeunes réfugiés, migrants et non migrants de se rencontrer et de tisser des liens solides. Pour décrire ces liens, Audrey parle de « relais humains ». Consciente qu’un projet de courte durée ne peut avoir qu’un impact limité dans le temps, elle constate toutefois que la création et le développement de liens sur le long terme pourrait être la solution à l’intégration et espère voir davantage de ces liens se développer au sein de la société, incluant des gens de tous horizons. Car seul le lien permettra aux femmes et aux hommes venus d’ailleurs de s’intégrer positivement dans leur pays d'accueil.
« Les jeunes que j’ai rencontrés sont des survivants, des guerriers et des poètes ». Remarquables à bien des égards, ils illustrent parfaitement le rôle que l'art pourrait jouer dans notre société : celui de fonctionner comme un miroir, en recevant, en réagissant et se représentant le monde tel qu’il est. Les transformations symboliques de leurs mondes intérieur et extérieur sont autant de tentatives de reconnexion avec soi-même et avec les autres, des « ponts humains » au-dessus des gouffres qui nous divisent.
A propos de l’artiste
Audrey Cavelius a été présentée aux MNA « Mineurs Non Accompagnés » par , plasticien et fondateur de l’association , une structure socio-éducative qui organise des collaborations artistiques et des opportunités de formation pour les jeunes migrants. Le prochain projet de Audrey Cavelius - Un Abri - débutera en octobre 2020 à l’Arsenic - Centre d’art scénique contemporain à Lausanne. En collaboration avec un groupe mixte de jeunes suisses et de jeunes étrangers, Audrey Cavelius mettra sur pied un centre d’art participatif.
- Accès à l'exposition en ligne « &²Ô²ú²õ±è;»
Un article préparé par Ameer Shaheed pour Art-Lab pour les droits de l’homme et le dialogue de l’UNESCO.
Les citations en italique sont celles d'Audrey Cavelius, rassemblées lors d’une interview réalisée par Ameer Shaheed, et comprennent des paraphrases de témoignages de différents participants.
Photos: © Audrey Cavelius
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Les « Entretiens d’Art-Lab » documentent le pouvoir transformateur de l’art quand les populations vulnérables sont impliquées dans des créations artistiques.
Les « Entretiens » sont une série d'articles mensuels publiés sur le site web de l'UNESCO, sélectionnés parmi une collection de pratiques éthiques identifiées par la Plateforme d’Art-Lab, composée d’artivistes : artistes, responsables d'institutions culturelles, praticiens, journalistes et chercheurs engagés à travers les arts, auprès de ceux dont les droits humains sont bafoués.
Les articles mettront en valeur des initiatives fondées sur des principes éthiques qui, notamment, placent les préoccupations des populations vulnérables au cœur de la pratique artistique afin, non pas de les maintenir dans un statut quo, mais de transmettre leurs revendications en matière de droits de l'homme et de dignité.
© UNESCO