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Regarde, vieux fleuve, les hommes qui emporteront ces colosses loin de tes eaux

Le 8 mars 1960, l’UNESCO inaugure sa campagne internationale pour la sauvegarde des monuments de la Nubie. André Malraux, alors ministre d'État chargé des Affaires culturelles de la France, préside la cérémonie au siège de l’UNESCO. Son discours est publié dans le . En voici quelques extraits.
Le style égyptien s'est élaboré pour faire, de ses formes les plus hautes, des médiatrices entre les hommes éphémères et les constellations qui les conduisent. Il a divinisé la nuit. C’est ce que nous éprouvons tous lorsque nous abordons de face le Sphinx de Gizeh, ce que j'éprouvais la dernière fois que je le vis à la tombée du soir : « Au loin, la seconde pyramide ferme la perspective, et fait, du colossal masque funèbre, le gardien d'un piège dressé contre les vagues du désert et contre les ténèbres. C'est l'heure où les plus vieilles formes gouvernées retrouvent le chuchotement de soie par lequel le désert répond à l'immémoriale prosternation de l'Orient ; l'heure où elles raniment le lieu où les dieux parlaient, chassent l'informe immensité, et ordonnent les constellations qui semblent ne sortir de la nuit que pour graviter autour d'elles. »
Après quoi le style égyptien, pendant trois mille ans, traduisit le périssable en éternel.
Comprenons bien qu'il ne nous atteint pas seulement comme un témoignage de l'histoire, ni comme ce que l'on appelait naguère la beauté. La beauté est devenue l'une des énigmes majeures de notre temps, la mystérieuse présence par laquelle les oeuvres de l'Égypte s'unissent aux statues de nos cathédrales ou des temples aztèques, à celle des grottes de l'Inde et de la Chine ‒ aux tableaux de Cézanne et de Van Gogh, des plus grands morts et des plus grands vivants ‒ dans le Trésor de la première civilisation mondiale.
Résurrection géante, dont la Renaissance nous apparaîtra bientôt comme une timide ébauche. Pour la première fois, l'humanité a découvert un langage universel de l'art. Nous en éprouvons clairement la force, bien que nous en connaissions mal la nature. Sans doute cette force tient-elle à ce que ce Trésor de l'Art dont l'humanité prend conscience pour la première fois, nous apporte la plus éclatante victoire des œuvres humaines sur la mort. [...]
Avec les auteurs de ces statues de granit, nous n'avons pas même en commun le sentiment de l'amour, pas même celui de la mort, pas même, peut-être, une façon de regarder leurs œuvres ; mais devant ces oeuvres, l'accent de sculpteurs anonymes et oubliés pendant deux millénaires nous semble aussi invulnérable à la succession des empires, que l'accent de l'amour maternel. [...]
On ne saurait trop vous féliciter [Monsieur le Directeur général de l’UNESCO] d'avoir élaboré un plan d'une hardiesse magnifique, qui fait de votre entreprise une vallée de la Tennessee de l'archéologie. [...]
Votre appel n'appartient pas à l'histoire de l'esprit parce qu'il vous faut sauver les temples de Nubie, mais parce qu'avec lui, la première civilisation mondiale revendique publiquement l'art mondial comme son indivisible héritage. L'Occident, au temps où il croyait que son héritage commençait à Athènes, regardait distraitement s'effondrer l'Acropole...
Le lent flot du Nil a reflété les files désolées de la Bible, l'armée de Cambyse et celle d'Alexandre, les cavaliers de Byzance et les cavaliers d'Allah, les soldats de Napoléon. Lorsque passe au-dessus de lui le vent de sable, sans doute sa vieille mémoire mêle-t-elle avec indifférence l'éclatant poudroiement du triomphe de Ramsès, à la triste poussière qui retombe derrière les armées vaincues. Et, le sable dissipé, le Nil retrouve les montagnes sculptées, les colosses dont l'immobile reflet accompagne depuis si longtemps son murmure d'éternité.
Regarde, vieux fleuve dont les crues permirent aux astrologues de fixer la plus ancienne date de l'histoire, les hommes qui emporteront ces colosses loin de tes eaux à la fois fécondes et destructrices : ils viennent de toute la Terre. Que la nuit tombe, et tu refléteras une fois de plus les constellations sous lesquelles Isis accomplissait les rites funéraires, l'étoile que contemplait Ramsès. Mais le plus humble des ouvriers qui sauvera les effigies d'Isis et de Ramsès te dira ce que tu sais depuis toujours, et que tu entendras pour la première fois : « Il n'est qu'un acte sur lequel ne prévalent ni l'indifférence des constellations ni le murmure éternel des fleuves : c'est l'acte par lequel l'homme arrache quelque chose à la mort ».
André Malraux