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Eka Kurniawan : ? J¡¯aimerais vivre entour¨¦ de personnes qui lisent la litt¨¦rature du monde entier ?

Propos recueillis par Agn¨¨s Bardon
UNESCO
Vous avez grandi dans un village de Java, une ?le du sud-ouest de l¡¯Indon¨¦sie. Comment ¨ºtes-vous venu ¨¤ la litt¨¦rature ? Quel genre de lecteur ¨¦tiez-vous ?
J¡¯ai v¨¦cu avec mes grands-parents maternels jusqu¡¯¨¤ l¡¯?ge de 10 ans, dans un village tr¨¨s recul¨¦. Ils ¨¦taient agriculteurs et travaillaient principalement dans les rizi¨¨res. Je ne connaissais rien ¨¤ la litt¨¦rature ¨¤ l¡¯¨¦poque, mais une vieille dame, parente de ma grand-m¨¨re, avait l¡¯habitude de raconter des histoires bizarres et magiques dans notre v¨¦randa pour divertir les enfants. C¡¯est la premi¨¨re fois que je me sentais vraiment int¨¦ress¨¦ par une histoire ou la mani¨¨re dont elle m¡¯¨¦tait racont¨¦e. Plus tard, j¡¯ai beaucoup ¨¦cout¨¦ les pi¨¨ces radiophoniques.
Mon premier contact avec la litt¨¦rature, avec les livres, a eu lieu lorsque j¡¯ai d¨¦m¨¦nag¨¦ avec mes parents ¨¤ Pangandaran, une petite ville sur la c?te sud de l¡¯?le de Java. J¡¯¨¦tais en primaire et, ¨¦tant nouveau dans le quartier, je n¡¯avais pas d¡¯amis. Heureusement, il y avait une petite ? biblioth¨¨que ? pr¨¨s de la gare routi¨¨re : un kiosque d¡¯un m¨¨tre carr¨¦ o¨´ on louait des livres bon march¨¦. Je lisais beaucoup de romans d¡¯horreur et d¡¯arts martiaux, parfois des romans policiers et d¡¯amour. La plupart de ces ouvrages ¨¦taient en fait r¨¦serv¨¦s aux adultes, mais le propri¨¦taire de la biblioth¨¨que ne se souciait pas trop de mon ?ge. ? cette ¨¦poque d¨¦j¨¤, j¡¯ai commenc¨¦ ¨¤ essayer d¡¯¨¦crire mes propres histoires.
O¨´ ¨¦crivez-vous ?
Je peux ¨¦crire n¡¯importe o¨´ tant que les gens me laissent ¨¦crire et ne me parlent pas. ? mes d¨¦buts d¡¯¨¦crivain, j¡¯avais l¡¯habitude d¡¯¨¦crire mes nouvelles chez mes parents, dans la cuisine. Mon premier roman a ¨¦t¨¦ ¨¦crit dans une chambre lou¨¦e ¨¤ Yogyakarta. J¡¯ai d¨¦m¨¦nag¨¦ ¨¤ Jakarta en 2003 et j¡¯ai commenc¨¦ ¨¤ ¨¦crire mon deuxi¨¨me roman dans un cahier, alors que j¡¯attendais ma petite amie pour d¨¦jeuner avec elle. Aujourd¡¯hui, j¡¯¨¦cris chez moi, mais il m¡¯arrive d¡¯aller au caf¨¦ du coin et d¡¯y ¨¦crire (comme je suis en train de le faire en ce moment, en r¨¦pondant ¨¤ ces questions tout en attendant ma fille ¨¤ sa sortie de l¡¯¨¦cole).
Vous ¨ºtes ¨¦galement journaliste. Comment la forme romanesque s¡¯est-elle impos¨¦e ¨¤ vous pour d¨¦crire le monde ?
J¡¯ai ¨¦t¨¦ journaliste pendant une tr¨¨s courte p¨¦riode. J¡¯ai appris ¨¤ faire du journalisme dans un magazine universitaire, puis on m¡¯a demand¨¦ d¡¯¨¦crire pour un magazine souhaitant publier de longs articles qualifi¨¦s de ? journalisme litt¨¦raire ?. J¡¯ai alors lu des livres de r¨¦f¨¦rence en la mati¨¨re, comme Hiroshima, de John Hersey, ou De sang-froid, de Truman Capote. M¨ºme si mes sources d¡¯influence sont multiples, j¡¯ai beaucoup appris du journalisme. En particulier sur la fa?on dont je construis les ¨¦v¨¦nements comme des ¨¦l¨¦ments narratifs. Je ne travaille plus comme journaliste depuis que le magazine a cess¨¦ de para?tre. J¡¯ai trouv¨¦ un nouveau travail dans une soci¨¦t¨¦ de production cin¨¦matographique, et je me suis remis ¨¤ ¨¦crire des romans et des nouvelles pendant mon temps libre. Je pense que le roman est une forme parfaite pour d¨¦crire un monde. Elle me permet de b?tir des histoires, en suivant ¨¤ la fois une approche r¨¦aliste propre au journalisme et une approche fantastique (parfois insolite), marqu¨¦e par les romans bon march¨¦ que je lisais adolescent ou les contes populaires que la dame ?g¨¦e racontait quand j¡¯¨¦tais enfant.
Je pense que le roman est une forme parfaite pour d¨¦crire un monde
Votre langue maternelle est le soundanais mais vous ¨¦crivez en indon¨¦sien. Quel lien entretenez-vous avec votre langue maternelle ?
En fait, je n¡¯¨¦cris presque jamais en soundanais (bien que je puisse ¨¦crire et lire dans cette langue). Le soundanais correspond davantage ¨¤ la langue parl¨¦e que j¡¯utilise avec ma famille ou certains de mes voisins. Comme beaucoup d¡¯Indon¨¦siens de ma g¨¦n¨¦ration, j¡¯ai parl¨¦ l¡¯indon¨¦sien d¨¨s ma premi¨¨re classe de primaire, car c¡¯est la langue officielle dans les ¨¦coles et administrations. Ainsi, l¡¯indon¨¦sien est pour moi une sorte de langue ¨¦crite depuis le d¨¦but, et je n¡¯ai pas eu ¨¤ adapter ma fa?on de penser lorsque j¡¯ai commenc¨¦ ¨¤ ¨¦crire. ? vrai dire, ¨¤ Pangandaran, o¨´ j¡¯ai grandi, on parle plusieurs langues : le soundanais mais aussi le javanais. Cela m¡¯a permis de me familiariser avec ces deux langues, puis avec l¡¯indon¨¦sien, qui sert parfois de passerelle entre les personnes qui ne se comprennent pas dans les deux autres langues. En tant qu¡¯¨¦crivain, il m¡¯arrive d¡¯emprunter des mots ou constructions grammaticales au soundanais (et au javanais) si cela s¡¯int¨¨gre mieux ¨¤ la phrase. C¡¯est mon privil¨¨ge de pouvoir le faire, en tout cas.
D¨¨s la publication de votre premier roman, Les Belles de Halimunda, vos r¨¦cits, qui m¨ºlent le magique et le bizarre, la gr?ce et la terreur, ont souvent ¨¦t¨¦ compar¨¦s au r¨¦alisme magique de Gabriel Garc¨ªa M¨¢rquez. Vous reconnaissez-vous dans cette parent¨¦ ?
Je peux comprendre qu¡¯on ait fait ce rapprochement. J¡¯ai lu beaucoup d¡¯?uvres de Garc¨ªa M¨¢rquez lorsque j¡¯¨¦tais ¨¦tudiant ¨¤ l¡¯universit¨¦, ainsi que d¡¯autres ¨¦crivains latino-am¨¦ricains. ? la fin des ann¨¦es 1990, tout ce qui concernait l¡¯Am¨¦rique latine suscitait beaucoup d¡¯int¨¦r¨ºt, surtout pour des raisons politiques. Les ¨¦tudiants ont fait une comparaison entre Soeharto et les dictateurs militaires d¡¯Am¨¦rique latine, l¡¯influence des chefs religieux (catholiques et islamiques) dans la soci¨¦t¨¦, les cultures mystiques et la pauvret¨¦. Nous nous identifiions ¨¤ ce point ¨¤ cette litt¨¦rature que nous pouvions lire Garc¨ªa M¨¢rquez ou tout autre ¨¦crivain latino-am¨¦ricain comme si son ?uvre ¨¦tait situ¨¦e dans une province tropicale indon¨¦sienne !
Nous lisions Garc¨ªa M¨¢rquez comme si son ?uvre ¨¦tait situ¨¦e dans une province tropicale indon¨¦sienne !
Dans votre deuxi¨¨me roman, ³¢¡¯±á´Ç³¾³¾±ð-³Ù¾±²µ°ù±ð, le personnage principal, qui assassine brutalement une autre personne, attribue ses actes au tigre qui est en lui. S¡¯agit-il d¡¯une repr¨¦sentation de l¡¯animal qui est en nous ? Quelle est la place des mythes dans votre ¨¦criture ?
En fait, il ne s¡¯agit pas d¡¯une histoire psychologique et freudienne. Mais bien s?r, on peut la lire ¨¤ travers ce prisme. Pour ¨ºtre franc, de mon point de vue, le tigre est bien r¨¦el. En Indon¨¦sie, de nombreuses personnes croient ¨¤ de tels ph¨¦nom¨¨nes. Comme je l¡¯ai dit, j¡¯ai grandi avec ces histoires bizarres et ces croyances mythiques. Cela ¨¦tant, je ne voulais pas que mon histoire s¡¯inscrive seulement dans un registre fantastique. M¨ºme si elle comporte des ¨¦l¨¦ments mystiques, je voulais qu¡¯elle t¨¦moigne du monde dans lequel nous vivons, des probl¨¨mes auxquels nous sommes confront¨¦s et de la politique, c¡¯est-¨¤-dire des jeux de pouvoir. Les ¨¦l¨¦ments mystiques de mes livres peuvent para?tre familiers ¨¤ mes lecteurs et cela peut ¨C je l¡¯esp¨¨re ¨C susciter chez eux une certaine curiosit¨¦, mais ¨¦galement ouvrir la porte au symbolisme. C¡¯est pour cette raison que le lecteur peut aussi consid¨¦rer le tigre du roman comme un symbole.
Vous avez lanc¨¦ , une maison d¡¯¨¦dition ind¨¦pendante qui publie des titres ¨¦trangers traduits de leur langue d¡¯origine vers l¡¯indon¨¦sien. Qu¡¯est-ce qui vous motive ¨¤ faire cela ?
Ces derni¨¨res ann¨¦es, mes livres ont ¨¦t¨¦ publi¨¦s dans de nombreux pays, notamment des pays tr¨¨s peu peupl¨¦s ¨C certains sont plus petits que la ville m¨ºme de Jakarta, qui compte plus de 10 millions d¡¯habitants. Parfois, je me demande d¡¯o¨´ vient cet int¨¦r¨ºt pour mes livres, moi qui viens d¡¯un endroit si ¨¦loign¨¦, avec une culture et m¨ºme un climat tr¨¨s diff¨¦rents. Je suis tr¨¨s jaloux. J¡¯aimerais vivre entour¨¦ de personnes qui lisent de la litt¨¦rature du monde entier. Lorsque je voyage, je vais toujours dans les librairies et je suis chaque fois ¨¦tonn¨¦ par la diversit¨¦ des livres traduits publi¨¦s.
Parfois, je me demande d¡¯o¨´ vient cet int¨¦r¨ºt pour mes livres, moi qui viens d¡¯un endroit si ¨¦loign¨¦
Cela m¡¯a donn¨¦ envie de retrouver cette m¨ºme diversit¨¦ en Indon¨¦sie. Bien s?r, certains ¨¦diteurs ont d¨¦j¨¤ fait ce travail par le pass¨¦ et le font encore, mais il reste beaucoup d¡¯?uvres int¨¦ressantes ¨¤ traduire. L¡¯autre probl¨¨me, c¡¯est que la plupart des livres sont traduits ¨¤ partir de l¡¯anglais, quelle que soit la langue originale. Pour moi, cela cr¨¦e un biais parce que les ¨¦diteurs am¨¦ricains ou anglais filtrent le type de litt¨¦rature que nous pouvons lire. Je pense qu¡¯il faut faire l¡¯effort de traduire depuis l¡¯original, en particulier pour les ?uvres qui ne sont pas populaires dans les pays anglophones. Avec certains de mes amis, nous avons eu envie de cr¨¦er une petite maison d¡¯¨¦dition sp¨¦cialis¨¦e dans la litt¨¦rature mondiale et nous avons pu concr¨¦tiser cette id¨¦e tout r¨¦cemment.
