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Une r¨¦solution historique

Par Catherine Fiankan-Bokonga
L¡¯intensification des conflits arm¨¦s ¨¤ partir des ann¨¦es 1980, particuli¨¨rement en Asie centrale (Afghanistan) et, plus tard, dans les r¨¦gions du Moyen-Orient (Iraq, Syrie) et du Sahel (Mali) entra?ne la destruction accrue de sites historiques par des groupes terroristes et l¡¯explosion du trafic de biens culturels. Devant la folie destructrice de Daech, la communaut¨¦ internationale r¨¦agit avec une ¨¦nergie nouvelle et ¨¦largit l¡¯¨¦ventail des outils permettant de prot¨¦ger au mieux la m¨¦moire culturelle de l¡¯humanit¨¦. En 2017, elle marque d¡¯une seule voix sa volont¨¦ politique de prot¨¦ger le patrimoine culturel mondial : la du Conseil de s¨¦curit¨¦ de l¡¯ONU reconna?t formellement que la d¨¦fense du patrimoine culturel est un imp¨¦ratif de s¨¦curit¨¦.
Il a fallu beaucoup de temps pour qu¡¯une id¨¦e embryonnaire sur l¡¯immunit¨¦ des biens culturels en temps de guerre se transforme en une d¨¦cision historique qui t¨¦moigne d¡¯une nouvelle conscience mondiale sur le r?le de la culture pour la s¨¦curit¨¦.
L¡¯histoire commence ¨¤ la fin du XIXe si¨¨cle. Le 27 juillet 1874, quinze ?tats europ¨¦ens se r¨¦unissent ¨¤ Bruxelles (Belgique) pour examiner le projet d¡¯un accord international concernant les lois et coutumes de la guerre. La D¨¦claration qui en r¨¦sultera un mois plus tard stipule, dans son , qu¡¯en temps de guerre ? Toute saisie, destruction ou d¨¦gradation intentionnelle [¡] de monuments historiques, d¡¯?uvres d¡¯art ou de science, doit ¨ºtre poursuivie par les autorit¨¦s comp¨¦tentes ?.
Vingt-cinq ans plus tard, ¨¤ l¡¯initiative du tsar Nicolas II de Russie, une Conf¨¦rence internationale de la paix est organis¨¦e aux Pays-Bas, en 1899, en vue de r¨¦viser la D¨¦claration de 1874 (rest¨¦e non ratifi¨¦e) et d¡¯adopter une .
Ce texte fera consid¨¦rablement ¨¦voluer le droit international et posera le principe d¡¯immunit¨¦ des biens culturels. ? Dans les si¨¨ges et bombardements, toutes les mesures n¨¦cessaires doivent ¨ºtre prises pour ¨¦pargner, autant que possible, les ¨¦difices consacr¨¦s aux cultes, aux arts, aux sciences (¡) ¨¤ condition qu¡¯ils ne soient pas employ¨¦s en m¨ºme temps ¨¤ un but militaire. Le devoir des assi¨¦g¨¦s est de d¨¦signer ces ¨¦difices ou lieux de rassemblement par des signes visibles sp¨¦ciaux qui seront notifi¨¦s d¡¯avance ¨¤ l¡¯assi¨¦geant ?, pr¨¦cise l¡¯ du R¨¨glement.
En 1935, dans le , initiative panam¨¦ricaine de protection des institutions artistiques, scientifiques et des monuments historiques, est formul¨¦e l¡¯id¨¦e que les biens culturels ? constituent le patrimoine de la culture des peuples ?, raison pour laquelle ils doivent ¨ºtre prot¨¦g¨¦s ? en temps de danger ?.
Conventions et proc¨¨s qui font date
Un pas d¨¦cisif en la mati¨¨re est franchi apr¨¨s la Seconde Guerre mondiale. En 1948, les Pays-Bas soumettent ¨¤ l¡¯UNESCO un nouveau projet de texte international sur la protection des biens culturels en cas de conflit arm¨¦. L¡¯Organisation lance la proc¨¦dure de r¨¦daction d¡¯une nouvelle convention internationale, qui sera adopt¨¦e ¨¤ La Haye (Pays-Bas), en 1954.
Sauvegarde et respect sont les mots d¡¯ordre de la et de son Protocole de 1954. ? Les atteintes port¨¦es aux biens culturels, ¨¤ quelque peuple qu¡¯ils appartiennent ? sont internationalement reconnus comme ? atteintes au patrimoine culturel de l¡¯humanit¨¦ enti¨¨re ?. Le texte pr¨¦voit aussi d¡¯assurer ? l¡¯immunit¨¦ des biens culturels sous protection sp¨¦ciale ?, cette derni¨¨re concernant ? un nombre restreint de refuges destin¨¦s ¨¤ abriter des biens culturels meubles en cas de conflit arm¨¦, de centres monumentaux et d¡¯autres biens culturels immeubles de tr¨¨s haute importance ?.
Cette m¨ºme ann¨¦e 1954, l¡¯?gypte d¨¦cide de construire le haut barrage d¡¯Assouan, qui allait inonder la vall¨¦e du Haut-Nil et un grand nombre de monuments de l¡¯ancienne Nubie, vieux de 3 000 ans. ? la demande de l¡¯?gypte et du Soudan, l¡¯UNESCO lance une campagne internationale de sauvegarde de ces monuments, l¡¯une des plus spectaculaires de l¡¯histoire de l¡¯humanit¨¦, qui a dur¨¦ deux d¨¦cennies, entre 1960 et 1980. La est ¨¤ l¡¯origine de la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, connue sous le nom de , ¨¦tablissant la . Le texte pr¨¦voit l¡¯inscription sur la des biens menac¨¦s de dangers graves, parmi lesquels figurent les conflits arm¨¦s venant ou mena?ant d¡¯¨¦clater.
C¡¯est gr?ce ¨¤ ces textes, notamment, et ¨¤ la coop¨¦ration avec l¡¯UNESCO, que le Tribunal p¨¦nal international pour l¡¯ex-Yougoslavie () a pu condamner ¨¤ sept ans d¡¯emprisonnement l¡¯ancien commandant de la marine yougoslave , en 2004. C¡¯¨¦tait la premi¨¨re condamnation pour destruction d¨¦lib¨¦r¨¦e du patrimoine culturel. Sous son commandement, des centaines d¡¯obus avaient ¨¦t¨¦ tir¨¦s entre d¨¦but octobre et fin d¨¦cembre 1991 sur la vieille ville de , class¨¦e la m¨ºme ann¨¦e Patrimoine mondial en p¨¦ril.
C¡¯est notamment ¨¤ la suite de ces conflits que l¡¯UNESCO et plusieurs ?tats parties ont r¨¦examin¨¦ la Convention de 1954 et ¨¦labor¨¦ un Deuxi¨¨me protocole, adopt¨¦ en 1999. Il introduit un nouveau syst¨¨me de protection renforc¨¦e pour les biens culturels de tr¨¨s haute importance, qui doivent ¨¦galement ¨ºtre prot¨¦g¨¦s par une l¨¦gislation nationale ad¨¦quate, capable de r¨¦primer les violations graves de la Convention par des peines appropri¨¦es. Par violations graves, on entend notamment les vols, pillages, attaques ou actes de vandalisme sur les biens culturels, en particulier ceux qui b¨¦n¨¦ficient d¡¯une protection renforc¨¦e.
Plus r¨¦cemment, en 2016, la Cour p¨¦nale internationale () a d¨¦clar¨¦ coupable de crime de guerre et condamn¨¦ ¨¤ neuf ans d¡¯emprisonnement Ahmad Al Faqi Al Mahdi, djihadiste malien, pour la destruction, en 2012, de 10 lieux de culte ¨¤ alors que la ville ¨¦tait aux mains d¡¯Ansar Dine, groupe li¨¦ ¨¤ Al-Qa?da. Un jugement historique : .
? Imm¨¦diatement apr¨¨s les destructions, l¡¯UNESCO a saisi la CPI pour que ces crimes au Mali ne restent pas impunis ?, explique Irina Bokova, Directrice g¨¦n¨¦rale de l¡¯UNESCO. L¡¯Organisation a entrepris une s¨¦rie de mesures, allant de la mise ¨¤ disposition d¡¯¨¦l¨¦ments topographiques aux , ¨¤ la . Pour la premi¨¨re fois de l¡¯histoire, la sauvegarde du patrimoine culturel d¡¯un pays a ¨¦t¨¦ inscrite dans le mandat d¡¯une Mission des Nations Unies (). La MINUSMA, au Mali, a ¨¦t¨¦ charg¨¦e de ? prot¨¦ger les sites culturels et historiques du pays contre toutes attaques, en collaboration avec l¡¯UNESCO ?.

Le tournant de 2015
C¡¯est l¡¯ann¨¦e 2015 qui aura marqu¨¦ v¨¦ritablement un tournant dans l¡¯attitude de la communaut¨¦ internationale ¨¤ l¡¯¨¦gard du patrimoine culturel. Encourag¨¦s par l¡¯UNESCO, une cinquantaine de pays adoptent en f¨¦vrier la , interdisant le commerce des biens culturels en provenance d¡¯Iraq et de Syrie. ? Cette r¨¦solution reconna?t que le patrimoine culturel se situe en premi¨¨re ligne des conflits d¡¯aujourd¡¯hui, et joue un r?le de premier plan pour restaurer la s¨¦curit¨¦ et construire une r¨¦ponse politique ¨¤ la crise ?, a d¨¦clar¨¦, ¨¤ cette occasion, Irina Bokova.
Un mois plus tard, convaincue de l¡¯efficacit¨¦ du soft power, elle lance ¨¤ Bagdad (Iraq) une campagne sur les r¨¦seaux sociaux, , visant ¨¤ r¨¦unir la jeunesse mondiale autour des valeurs du patrimoine culturel et de sa protection.
Le 1er septembre 2015, l¡¯Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche (UNITAR) publie des montrant que le temple de Bel ¨¤ a ¨¦t¨¦ ras¨¦ par les djihadistes de Daech. Le sanctuaire principal de ce site du patrimoine mondial en Syrie n¡¯existe plus ! Aussit?t apr¨¨s, l¡¯Italie formule devant l¡¯Assembl¨¦e g¨¦n¨¦rale des Nations Unies l¡¯id¨¦e de cr¨¦er des unit¨¦s de ? Casques bleus de la culture ?. Le pays signera, en f¨¦vrier 2016, un accord avec l¡¯UNESCO permettant la cr¨¦ation de la premi¨¨re au monde charg¨¦e de prot¨¦ger le patrimoine culturel en situation d¡¯urgence. Elle est compos¨¦e d¡¯experts civils et de carabiniers italiens sp¨¦cialis¨¦s dans la lutte contre le trafic illicite des biens culturels.
C¡¯est au tour des ?mirats Arabes Unis d¡¯organiser avec la France, sous l¡¯¨¦gide de l¡¯UNESCO, une Conf¨¦rence internationale sur la protection du patrimoine culturel dans les zones de conflit. En d¨¦cembre 2016, plus de 40 pays se r¨¦unissent ¨¤ Abu Dhabi pour r¨¦affirmer leur ? volont¨¦ commune de sauvegarder le patrimoine culturel en danger de tous les peuples, contre sa destruction et son trafic illicite ? et rappeler que les conventions successives depuis 1899 ? nous imposent de prot¨¦ger les vies humaines ainsi que les biens culturels ?.
Pour Irina Bokova, c¡¯est un ? nouveau paysage culturel ? qui s¡¯esquisse, ? une nouvelle conscience mondiale ? qui ¨¦merge, ? une nouvelle vision des liens entre paix et patrimoine ? qui na?t. Ses convictions seront rapidement confirm¨¦es par l¡¯adoption ¨¤ l¡¯unanimit¨¦ de la du Conseil de s¨¦curit¨¦ des Nations Unies, le 24 mars 2017.
Ce texte s¡¯inscrit dans le prolongement de la conf¨¦rence internationale d¡¯Abu Dhabi, dont elle reprend les deux principaux acquis op¨¦rationnels : la cr¨¦ation d¡¯un fonds international et l¡¯organisation d¡¯un r¨¦seau de refuges pour les biens culturels menac¨¦s. Il met ¨¦galement en relief le lien entre trafic des biens culturels et financement des groupes terroristes, ainsi qu¡¯entre terrorisme et criminalit¨¦ organis¨¦e.
Pour la premi¨¨re fois de l¡¯histoire, une r¨¦solution de l¡¯ONU porte sur l¡¯ensemble des menaces qui p¨¨sent sur le patrimoine culturel, sans limitation g¨¦ographique et quels que soient les auteurs des crimes : groupes terroristes identifi¨¦s sur les listes de l¡¯ONU ou autres entit¨¦s arm¨¦es.

Catherine Fiankan-Bokonga
N¨¦e ¨¤ Gen¨¨ve (Suisse), d¡¯un p¨¨re originaire de la R¨¦publique d¨¦mocratique du Congo (RDC) et d¡¯une m¨¨re belge, Catherine Fiankan-Bokonga dirige le magazine suisse Klvin Mag. Elle est correspondante en Suisse de la cha?ne fran?aise internationale France 24, pr¨¦sentatrice et productrice de reportages t¨¦l¨¦vis¨¦s.

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